journal du terrain

salut,


c'est là où je parle un peu de mon boulot

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newtextdocument, août 2019

[...] je rencontre cette ambivalence avec mon travail, c'est si peu de choses à l'échelle planétaire que d'essuyer les larmes des pauvres, des drogué-es, des malfrats ou des voyous, des gens de la rue ; ça ne permet pas de renverser le capitalisme et ensuite je suis épuisée pour être réellement militante, je suis épuisée et je me prélasse dans mon petit confort aisé, les jeux vidéo m'absorbent et le temps s'échappe.
et pourtant, quand je m'asseois par terre
quand j'entends des histoires,
qu'on regrette notre départ,
quand on me propose un joint que je refuse à contre coeur,

et pourtant, quand je m'asseois par terre et que je prends le temps d'écouter ceux qui n'osent plus rien demander, j'ai l'impression de porter quelque chose d'important.

la statue de l'homme qui sue

en août 2018 monsieur A mourrait; je n'avais même pas encore fini ma période d'essai de 4 mois et déjà j'assistais à l'enterrement d'une personne rencontrée dans le cadre de mon travail, que je n'aurai jamais rencontré autrement //un monsieur à la barbe longue et malmenée, (je me souviens mal de son visage) //la peau grise, des lunettes non perdues grâce à un cordon, un journal à la main, //chétif malgré un ventre énorme //il vivait dans un tout petit studio avec un RSA, il ne prenait soin ni de lui, ni du lieu qu'il occupait; un syndrome de Diogène rendait compliqué l'accès du domicile et son nettoyage. //il écoutait la radio, beaucoup //vers la fin, il laissait sa porte d'entrée ouverte et demandait à un voisin de passer vérifier //vérifier quoi ? la demande n'a jamais été globalement formulée, l'entente était toute en subtilité malgré la gueule abîmée de ce voisin //je l'ai rencontré car il n'arrivait plus à dormir du fait de la douleur, une hernie ombilicale s'était emparée de tout son corps; //il allait encore effectuer son rituel de boisson : il cachait une bouteille de vin, du rosée, derrière une immense statue, celle de "l'homme qui sue". Je suis en train de regarder une image sur gstreetview de cette statue, qui s'appelle la Statue du Scheissdissi : "Personnifiant les souffrances du prolétariat, il représente un travailleur en plein effort s'essuyant le front, d'où son surnom (littéralement "le type qui sue"). La statue de bronze, qui pèse 4500 kilos pour 5,60 mètres de haut." //monsieur A fut marin et pleins d'autres choses, il parlait régulièrement de ses parents, de la nappe du petit déjeuner à carreau et il se souvenait l'encre du journal que lisait son père déteindre dessus

octobre 2020

// iels ne survivent pas, ils crèvent
à petit feu
très lentement
et moi je les regarde en train de s'éterniser dans une vie qui ne veut pas d'elleux,
qui les tuent
sans vergogne ni honte: ce sont eux qui l'ont, la honte de leurs corps qui pourrissent à vue d'oeil,
les yeux jaunâtres et vitreux,
les mains gonflées par les injections du traitement de substitution dont iels sont devenu-e-s accros en prison
crève la taule
le ventre gonflé, les plaies qui ne ferment plus, les gnons, les cicatrices,
le pus
qui suinte
de l'hernie ombilicale

J'aurai aimé ne pas voir la mort annoncée sur les visages d'autres êtres humains, vivants.

La précarité tue.

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date non définie

v
les genoux craquent, les maraudes reprennent leur
rythme
il faut adapter l'émotion pour trouver une ligne de concordance avec celle émise par la personne en face de soi
celle
qui est
volage volatile virvoltée
inconnue,
néanmoins perceptible

trouver avec ses sens:
des paroles et un regard calme qui recouvrent les mains qui se tordent de tension
des lacets absents des chaussures d'une jeune entièrement perdue qui cherche éperdument un peu d'argent pour manger
d'une branche de lunette cassée depuis plus d'un mois

trouver avec ses sens
les signes
d'une ouverture.

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octobre 2019 - imbrogli

il y a eu une agression avant-hier matin en permanence, une personne accompagnée a pris à la gorge une collègue. ce sont des choses qui arrivent, ce n’est pas la première fois et sans doute pas la dernière. on cherche des raisons, des “qu’est-ce qu’on aurait pu faire pour éviter ça”, on sait que ce n’est pas juste une question d’un traitement médicamenteux qui saute car sinon nous ferions face à des agressions bien plus régulièrement

les collègues décrivent comment ils sentent l’ambiance de la permanence dès le premier quart d’heure, de la présence ou non de tensions dans le groupe, des vigilances particulières à avoir (et la surprise l’année dernière que ce soit un petit vieil homme qui ait brandi un couteau refait surface)

je suis choquée par certains propos, seule psy parmi des travailleurs sociaux je les trouve pressés souvent (pas tous heureusement) de faire intervenir la psychiatrie, des soins sous contraintes - comme si les pauvres ne subissaient pas déjà assez de violence.

je suis fatiguée de la mascarade à laquelle on participe.

j’imagine la violence exposée aux yeux de tous, si tous les agents du maintien de l’ordre, de la paix sociale s’arrêtent de travailler ; si on arrive à expliquer que le rsa est un minimum de survie pour contrôler et maintenir les pauvres dans un état de détresse permanent, que les apl sont une aide pour les propriétaires, etc.

nous cachons seulement la violence avec des pansements bancaux, il faudrait laisser les fous être fous, laisser les pauvres périr dans la rue, laisser les vieux se perdre n’importe où, (de manière moins étouffée et plus spectaculaire que des statistiques ou des faits divers)

à l’heure de la méditation collective et des cérémonies de gratitude comme idéal de rébellion, j’aimerai que chacun puisse poser ses yeux sur la réalité sale de la violence et qu’elle ne reste pas en vase clos dans des institutions où des gens qui tentent d’y pallier en sont les seuls gardiens et victimes

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may 2019 - par temps de rage

à chacune de nos quatre maraudes hebdomadaires, nous allons à la gare où nous y rencontrons des habitué-es qui cherchent un peu de vie sociale dans ce lieu public, rempli de passages et d'attentes, où le regard de la foule ne se dépose pas forcément sur la précarité qui l'entoure.
la gare ferme à minuit et demi et ouvre vers quatre et demi - parfois elle reste ouverte toute la nuit, lors d'un retard de train par exemple ; alors les sans-abri qui attendent ici observent souvent les panneaux d'arrivée et de départ et certains ont fini par connaître aussi bien que le chef de quai les horaires de chaque train.
la gare est aussi le lieu où se réfugient des familles exilées, déboutées ou non, où des enfants jouent et pleurent
et chaque soir où nous y sommes, nous croisons les gens qui y travaillent, pas forcément les cheminots non, le gars de la sécurité ou celui de l'entretien, à qui on sert parfois une boisson chaude sous l'invitation d'une personne accompagnée par l'association.
un article a été écrit il y a peu, par une journaliste locale, sur la gare comme presque “une cour des miracles”
un des gars de l'entretien témoignait dedans, et ces derniers temps il nous demande "y'a pas de travail pour moi ?" ; au départ je ne comprenais pas sa question.
puis il m'a expliqué un peu : il voudrait travailler avec nous, je lui réponds que notre maraude est salariée et fonctionne seulement avec le binôme psychologue-travailleur-se social. il a l'air triste sur son engin qui nettoie, j'ai souvent peur de le déranger dans son travail quand je sers du café au milieu des bancs des usagers de la gare, que parfois on en renverse, que nous sommes une petite gêne dans son emploi quotidien
il a l'air triste et me déclare "moi aussi je devrais voir une psy"
ce monsieur qui s'occupe de l'entretien de la gare, il voit les gens sans-abri, les familles avec des tous petits qui dorment dehors, il est là le soir, témoin du sort d'autres et il est tout seul face à ça. je lui donne le numéro du CMP en le rassurant sur la gratuité du service et lui propose de ne pas hésiter à venir nous parler plus longuement s'il le souhaite.

je crois en ce moment que ce n'est pas la violence de la rue qui pourrait me faire arrêter mon boulot, ce n'est pas la violence des parcours de vie des personnes que je rencontre,
comme cet homme qui décrit le bruit des clés de la prison qui l'empêche de s'endormir le soir et qui se drogue en conséquence, devient polytoxicomane et espère que sa prochaine cure va marcher

cette violence là je peux la contrer d'empathie et de douceur quand je suis au près de ces personnes, de sympathie et de reconnaissance du même qui nous constitue,

cette violence là elle s'atténue quand je sers chaleureusement la main de personnes assises sur des cartons bien empilés, que je salue le chien par son prénom et qu'on me remercie pour mon sourire

je pense à ce couple de "zonards" avec lequel commence à se créer une sorte d'amitié professionnelle: lui est un grand gaillard, marqué par la vie, des cicatrices et des tatouages sur les bras, rarement sobre ; elle est frêle, très maigre, mais elle tient avec une poigne confiante la laisse de son pittbul. il y a quelques mois je ne les connaissez pas encore, je l'avais croisée couverte de bleues, fuyante, impossible de rentrer en contact avec elle malgré des échanges de regard intrigués le chien des sans-abri est une jolie porte d'entrée pour entrer en relation
ainsi, j'apprendrai un soir que son chien était content de la retrouver à sa sortie de prison.
ils ont remarqué notre présence récurrente, la façon dont nous nous plaçons auprès de personnes avec qui ils partagent des choses.. petit à petit, quelque chose s'ouvre, et nous pouvons discuter un peu, prendre des nouvelles quand nous les revoyons, ils se débrouillent comme ils peuvent, trouvent des squatts plutôt habilement ou une autre fois sont hébergés chez des amis et tout se passe bien et puis du jour au lendemain, ils s'installent sous les arcades dehors et il va pleuvoir.
je pense à eux, et comme c'est étrange que je sois attendrie alors qu'un mois plutôt ils volaient un chiot à un autre couple à la rue.

mais ce n'est pas cette violence qui peut se taire parfois dans l'humain dont j'ai peur

c'est la violence de la société tout autour qui permet ce genre d'existences possibles qui me fend le coeur

là où il n'y a plus d'asiles pour personne.

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